dimanche 3 juillet 2016

La lettre de Depardieu à Dewaëre

Cher Patrick,
En ce moment, on n’arrête pas de nous bassiner avec l’anniversaire de mai 68. Vingt ans après. Après quoi ! Une émeute de jeunes vieux cons, voilà ce qu’on pensait tous les deux, des batailles de boules de neige…
Cette drôle de révolution  aura au moins permis de changer les uniformes des flics, et à Bertrand Blier de tourner les Valseuses ! Ce fut un véritable pavé lancé à la vitrine du cinéma français. Avec Miou-Miou, nous avions fait sauter les derniers tabous.




Les Valseuses ! C’était notre bohême à nous, un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Qu’est ce qu’on a pu faire chier Bertrand sur ce coup. On ne dormait pas, on débarquait au petit matin sur le plateau avec des têtes de noceurs, de débauchés. On était heureux comme des cons, comme des enfants faisant l’école buissonnière. C’était de la grande voyoucratie, un mélange d’inconscience et d’insouciance. On piquait la D.S. et en avant la corrida nocturne. C’étaient de drôles de nuits. On avait l’impression de travailler, d’étudier nos rôles, de répéter pour le lendemain. Ben voyons !
Je t’ai toujours connu écorché vif, grand brûlé.
[…]
Comme Romy Schneider tu confondais ta vie et le métier d’acteur. Tu supportais mal les duretés de ce milieu. Tu étais sensible, sans défense, presque infirme devant le monde. Je te voyais venir avec toutes ces mythologies bidons autour du cinéma, de James Dean ; cela te plaisait, ce romantisme noir et buté. Tu la trouvais belle la mort, bien garce, offerte. Il fallait que tu exploses, que tu te désintègres. Tu « speedais » la vie. Tu allais à une autre vitesse, avec une autre tension. Ce n’est pas tellement que tu n’avais plus envie de vivre, mais tu souffrais trop, de vivre. Chaque jour, tu ressassais les mêmes merdes, les mêmes horreurs dans ton crâne. À la fin, forcément, tu deviens fou. Dans Série noire, tu te précipitais la tête contre le pare-brise de ta voiture. J’ai toujours mal en repensant à cette scène. J’ai l’impression d’un film testamentaire. Tu te débats, tu te cognes contre tous les murs. Il y avait l’agressivité désespérée, l’hystérie rebelle de Série Noire. Il y avait aussi la résignation accablée de Mauvais Fils. Ces deux films, c’est toi.
[…]
Je te le dis maintenant sans gêne et sans en faire un drame, j’ai toujours senti la mort en toi. Pis, je pensais que tu nous quitterais encore plus vite. C’était une certitude terrible que je gardais pour moi. Je ne pouvais rien faire. J’étais le spectateur forcé de ce compte à rebours. Ton suicide fut une longue et douloureuse maladie. Quand j’ai su que c’était fini, je me suis dit : bah oui, quoi. Rien à dire. Je n’allais tout de même pas surjouer comme les mauvais acteurs. Et puis je te l’avoue, moi, bien en face, je m’en fous. Je ne veux pas rentrer là-dedans. Je suis une bête, ça m’est égal, la mort connais pas. Je suis la vie, la vie jusque dans la monstruosité. Il ne faut jamais faire dans la culpabilité, se dire qu’on aurait dû, qu’on aurait pu. Que dalle. Il y avait un défaut de fabrication, un vice, quelque chose de fêlé en toi, Patrick.
[…]
Malgré tout, malgré moi, je crois que cette lettre, c’était pour te parler de la disparition de mon chat. Il faut subitement que je te parle de lui. Quand il est mort, je me suis mis à chialer comme une pleureuse de tragédie. Je ne pouvais plus m’arrêter de pleurer. Tous les robinets étaient ouverts.
[…]
Le matin, je le trouvais avec sa tête sur ma poitrine. Dès que je sentais sa présence, j’étais en paix. J’avais ce chat à qui parler. C’est complètement con. On ne peut pas expliquer la complicité.
[…]
Des moments de paix, d’abandon, nous en avons eu (…) ensemble, Patrick, un vrai repos de guerriers. Avec toi, j’aurais aimé avec une aventure. Te braque pas. Pas l’espèce de sodomie à la godille des Valseuses. Là, ils font ça par ennui, parce qu’ils en ont marre de déambuler. Les mecs se serrent à force de traîner ensemble. Ils s’enfilent parce qu’ils commencent à douter d’eux-mêmes. C’est le problème de la délinquance mal exprimée. On retrouve toute cette misère, toute cette frustration dans le courrier des lecteurs de Libération, dans les récits de taulards.
L’homosexualité, c’est sans doute beaucoup plus subtil que ce qu’on en dit. D’ailleurs, je ne sais pas ce que c’est, à quoi ça ressemble. Je sais seulement qu’il existe des moments. Ils peuvent se produire avec une femme, un homme, un animal, une bouteille de vin. Ce sont des états de grâce partagés.
Ils me font penser à une prise réussie au cinéma. Il y a toujours une part d’irrationnel dans une prise réussie. On travaille des heures, on passe son temps à refaire, à reprendre, à modifier, puis soudain c’est la bonne. On ne comprend pas pourquoi, mais c’est l’éclaircie, c’est la bonne.
Je ne peux pas m’empêcher de penser, Patrick, que si tu n’étais pas parti, c’est peut-être toi que j’aurais embrassé dans Tenue de soirée.
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