dimanche 2 juillet 2017

Besoin de relais

Simone Veil, la force d’une femme"
par
Annick Cojean.




C’est de ses yeux d’un vert transparent et liquide qu’on se souvient d’abord. De ses yeux si clairs, si vifs, qu’elle plantait dans les vôtres et qui semblaient exclure qu’on puisse se dérober, esquiver, mentir ou faire semblant. De ses yeux exigeants, qui avaient vu tant de choses, et dans lesquels passaient parfois des nuages et des ombres qu’elle chassait rapidement. De ses yeux comme un lac, tour à tour tristes et gais. De ses yeux qui, constamment, troublaient.
Et puis, il y avait son sourire, qui n’était pas joyeux ; un sourire poli et doux, qui affichait une fausse sérénité, camouflant – pour un temps – impatiences et agacements, tourments et tumultes intérieurs. Il y avait cette élocution rapide et un peu froide et saccadée, des phrases sans fin qui s’enchaînaient, qui s’enchaînaient, et rendaient compliquée la tâche des journalistes, notamment de radio, qui rêvaient d’un propos synthétique. Un rire, parfois, quand elle était à l’aise, en famille ou avec des amis proches. Et même quelques fous rires, j’en ai vus, avec ses copines de longue date, d’autres rescapées des camps et quelques complices de balade, d’expo, de ciné, de cigarettes, de bavardage. « Entre filles »,disait-elle, l’œil coquin.
Elle était magnifique et elle était complexe. Elle était combative, constamment indignée, et les conversations avec elle pouvaient être heurtées et déstabilisantes. Car elle ne cédait rien. Elle portait haut une exigence de morale et d’éthique héritée de ses parents. Et exécrait toute idée de renoncement, de capitulation et de démagogie. Elle revenait de si loin…
C’est pour un grand portrait commandé par la rédaction en chef du Monde en 1993, alors qu’elle revenait au gouvernement à 65 ans en tant que ministre des affaires sociales, de la santé et de la ville, que je l’ai rencontrée pour la première fois avec ma consœur Agathe Logeart. Nous avions interviewé, pendant un mois, plus d’une trentaine de personnes, d’ex-collaborateurs et des hommes politiques, d’anciens collègues de la magistrature, de l’administration pénitentiaire, du Parlement européen.
Puis le cercle s’était rapproché de sa sphère intime, des rescapés d’Auschwitz, des membres de sa famille. Et ce n’est qu’à la toute fin de l’enquête que nous avions sollicité une interview et qu’elle nous avait invitées à dîner avec elle, dans la salle à manger du ministère de l’avenue de Ségur. Elle était en forme, heureuse de reprendre du service, de mettre son immense popularité au service de quelques causes au lieu de n’en rien faire, tels « ces gens qui ont un magot et se font enterrer avec » s’étaient moqués ses fils. Elle prenait, bien sûr, le risque de devoir danser avec Charles Pasqua un improbable tango, mais elle se faisait fort de torpiller son projet de contrôle d’identité au faciès et ne doutait pas de pouvoir peser de tout son poids dans le gouvernement Balladur, prête à claquer la porte si on ne l’écoutait pas.
C’était la première fois que je l’entendais raconter sa déportation, Auschwitz, la Shoah. Elle le faisait très peu alors – les documentaires et son livre ne viendront que plus tard – et nos questions étaient timides, devant son bras tatoué. Mais elle répondait franchement, constatant que parler demeurait difficile pour tous les rescapés : « On a peur que les gens ne soient pas assez attentifs, et peur de ne pas le supporter. On a raison, même maintenant ils ne peuvent pas entendre. »
Nous l’avions quittée extrêmement tard et je la revois encore, habillée de soie verte, le chignon haut comme les pommettes, rentrer chez elle à pied derrière les Invalides, balançant son sac à main au rythme de ses pas, dans la nuit chaude de cette fin de printemps.
Le hasard a fait que, la même année, l’AFJ (Association des femmes journalistes) la sollicitait pour me remettre son prix annuel récompensant un article paru dans Le Monde sur les épouses de marins-pêcheurs : « Les humiliées du Guilvinec ». Et les mots qu’elle avait prononcés ce jour-là à propos de la force des femmes, de leur grandeur, de leur pouvoir, de leur « sororité » et de leur « nécessaire » solidarité me trotteront longtemps dans la tête.
« Est-ce la conscience commune de discriminations et traditions pesantes ? Est-ce la certitude de partager une échelle de valeurs différentes de celles des hommes ? Les femmes, c’est un fait, ont une réelle facilité à vivre ensemble », reprendra-t-elle plus tard, convaincue qu’elles exercent l’autorité de façon différente et que cette différence – cette richesse – justifie l’obligation de parité dans les instances de pouvoir au moins autant que le principe d’égalité. « Il faut qu’elles se lancent, disait-elle. Qu’elles écoutent leur conscience, prennent des responsabilités et s’épaulent ! Elles peuvent changer le monde. »
« Et puis, vous savez quoi ? » ajoutait-elle. « Je me sens plus en sécurité avec des femmes. » Une raison ? « Peut-être la déportation. Au camp, leur aide était désintéressée, généreuse. Pas celle des hommes. Et la résistance du sexe dit faible y était aussi plus grande. » Et d’insister : « Oui, j’ai beaucoup plus d’affinités avec les femmes. Il est si facile de parler entre nous d’émotions, de sentiments et de bien d’autres choses de la vie qui énervent souvent les hommes. » Elle recherchait cette complicité, attentive aux itinéraires de femmes, toujours prête à tendre la main aux plus jeunes, galvanisante, en quête de relais. Féministe, oui, bien sûr. Elle revendiquait ce joli mot, y compris à une époque où il demeurait sulfureux pour beaucoup de femmes de sa génération. Et, toujours, évoquait l’influence de sa mère.
Yvonne. Tout venait de là. De cette maman d’une grâce hors du commun – « elle ressemblait à Greta Garbo » – pour laquelle elle avait nourri un amour-passion et qu’elle présentera toujours comme « le personnage le plus important de ma vie ». Elle m’en parlera à plusieurs reprises, émue de savoir le lien fort que j’entretenais moi-même avec la mienne, et si heureuse qu’un article de la série « Chers parents »,que j’écrivais l’été 2002, lui permette de l’évoquer longuement. « Je suis beaucoup moins douce, beaucoup moins conciliante, beaucoup moins facile que maman ! Beaucoup moins généreuse, aussi. Car sa vie à elle n’a été dirigée que vers les autres. Peut-être suis-je… Non, pas plus gaie, car ne suis pas très gaie. Mais plus combative, moins résignée à renoncer à certains plaisirs de la vie, comme à la liberté de travailler. Maman l’a fait, sous la pression de mon père et malgré des études de chimie qui la passionnaient… Elle pouvait se priver de tout pour les autres, sans même en avoir le sentiment, encore moins le leur donner. Elle était d’une telle bonté… »
Elle pouvait parler d’Yvonne pendant des heures. De sa quête insatiable de câlins et de tendresse maternelle lorsqu’elle était enfant. Et de sa révolte lorsqu’elle constatait l’emprise un brin tyrannique que son père maintenait sur son épouse et qu’elle voyait cette dernière sommée de rendre compte de sa moindre dépense : « Ce sentiment de dépendance ! Ça, jamais, me disais-je ! »
De la mort d’Yvonne, quelques jours avant la libération du camp par les Anglais, elle ne se remettra jamais. Impossible d’accepter. Elle s’était battue comme une diablesse pour la protéger, la nourrir, la maintenir en vie coûte que coûte, dans des conditions effroyables. « Mais c’est elle qui, à toutes les étapes, nous avait insufflé de l’espoir. Je ne sais toujours pas où elle a trouvé la force d’accomplir cette ultime marche de 70 kilomètres dans la neige, dévastée, malade du typhus, ne rejetant même pas le corps des malheureux qui s’agrippaient à son dos pour éviter d’être immédiatement fusillés… »
A ce stade du récit, sa voix faiblissait et le regard vert s’évadait. Repartait-elle dans ce convoi dantesque, cette file de détenues décharnées et chancelantes, tentant d’avancer dans la neige, menées à coups de triques et de fusils par des SS en déroute ? Ou bien revoyait-elle ce camp de Bergen où Yvonne s’était éteinte, laissant ses deux filles hagardes, mais conscientes qu’elle était allée au bout du supportable ? Sa présence était là et ne la quittait pas.
En 1995, l’année du cinquantième anniversaire de la libération des camps, elle m’invitait à me joindre à un petit voyage à Auschwitz qu’elle effectuait avec son fils Pierre-François et la famille Klarsfeld. Le temps était humide et glacé. Il n’était guère aisé de se repérer. Pourtant, elle m’avait pris le bras pour m’entraîner dans un baraquement où elle pensait avoir logé avec sa mère et sa sœur. C’était là, disait-elle sobrement. Le poêle, les koyas où l’on s’entassait, tête bêche. Peu de mots. A quoi bon ? Derrière le regard vert défilaient tant d’images auxquelles je n’avais pas accès. Il fallait renforcer l’Europe. Elle n’en démordait pas.
Enfin, en 2004, alors que Jean-Marc Roberts, le bouillant PDG de Stock, envisage de publier le texte de son fameux discours du 26 novembre 1974 à l’Assemblée nationale pour présenter son projet de loi sur l’interruption volontaire de grossesse, elle me demande de mener l’entretien complémentaire permettant de resituer le débat dans le contexte de l’époque.
Nous nous rencontrerons plusieurs fois au cours de cet été, afin de reconstituer ce qui fut une extraordinaire bataille. Au nom du pragmatisme, car le désordre public était inextricable. Au nom de la détresse des femmes et de leur dignité. Elle n’avait pas soupçonné un instant la haine qu’elle allait susciter ni la monstruosité des attaques. Mais elle n’avait jamais flanché. Et même si elle demeurait convaincue que la loi Neuwirth autorisant la pilule était beaucoup plus importante par sa portée historique et philosophique, elle avouait quand même une grande satisfaction à avoir libéré et sauvé tant de femmes. Les hommes aussi s’en souviennent, avions-nous titré le livre. Et l’idée l’enchantait d’impliquer ainsi l’autre moitié du ciel.
Sa mort sonne comme une injonction. A se souvenir. Se montrer vigilant. Poursuivre ses combats. Et ne jamais rien lâcher. L’espérance européenne, l’émancipation des femmes, l’aide aux persécutés… Jusqu’au bout, elle a fait tout ce qu’elle a pu pour témoigner, tisser des ponts, prôner des solidarités. Son histoire nous oblige. Son courage interpelle. Cette Européenne debout, au regard si clair, a besoin de relais.
Annick Cojean
Le 1 juillet 2017

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