15 mai 1948
Mon doux petit, ma chère petite âme,
Vous m’avez écrit une bien douce petite lettre qui m’a remué le cœur parce que je sais bien que c’est vrai – non, vous n’êtes pas un sépulcre blanchi, vous autre mon cœur, et je l’ai bien senti encore à Ramatuelle et je sais aussi que je ne vous perdrai jamais, que quoi qu’il arrive vous serez toujours mon cher petit allié, vous autre moi, et moi non plus je ne suis pas un sépulcre, j’avais le cœur tout battant et les mains qui tremblaient tout à l’heure à la poste quand j’ai cherché et ouvert votre lettre. Pour une fois c’était bien, la poste restante. Je me suis levée à 9h. pendant qu’Algren dormait encore, j’ai couru à la poste qui est tout à côté et l’employé m’a tout de suite dit qu’il y avait une lettre. Je l’ai lue au drugstore à côté en buvant et je me suis promenée un grand moment dans Cincinnati en me racontant de nouveau tout ce que vous me dites et en vous répondant dans ma tête, et cette ville provinciale me semblait charmante par ce matin un peu moite. Je suis revenue à l’hôtel et je vous écris du lobby. Oui, je suis bien flattée de vous manquer mon amour. Pour une fois vous ne me manquez pas, vu qu’il n’y a pas de place pour vous dans ces journées, mais vous êtes mon horizon, mon univers, et tout ce qui m’arrive de plaisant se passe dans votre lumière. À vrai dire je ne vous ai pas quitté, je ne peux jamais vous quitter, vous autre ma vie.
Je pense que ma dernière lettre était un peu guindée, vous savez comme c’est : j’écrivais dans la cuisine, avec Algren dans la chambre et ces lettres ont toujours un goût de trahison, même si Algren parle de vous avec amitié et m’a fait cadeau pour vous d’une superbe pipe ; d’autant plus même. Ce matin c’est mieux parce que je suis seule, mais le rendez-vous poste restante avait quand même un petit goût d’adultère. Le fait est que je ne suis pas si gentille, si accommodante, de si bonne humeur dans la vie telle que celle que j’ai avec Algren parce qu’à l’arrière-plan il y a vous et ma vraie vie, et c’est là que commencent le mensonge et la trahison. Bon. Pour l’instant ça ne me tourmente pas. C’est seulement quand j’ai le choc d’une lettre de vous ou quand je vous écris que je le sens.
Il a fait gris et mauvais temps tout le temps à Chicago mais, je vous ai dit, les journées ont passé plaisamment à lire, écouter des disques et causer. […]
Mon petit, je suis contente que le roman marche bien, ravie avec vous que Suzy Solidor chante votre chanson à New York, contente que la « petite » soit gentille et sans drame. Tout a l’air d’aller très bien pour vous ; vous semblez un peu nerveux dans votre lettre. C’est peut-être la Day qui vous a agacé. Je serais bien heureuse si l’Argentine marchait et que nous nous retrouvions à Rio, mais de toute façon je serai si heureuse de vous retrouver, mon amour, peut-être j’aurai mes petits problèmes et le cœur un peu barbouillé, mais je sais que vous retrouver sera facile parce que je ne vous aurai pas quitté, et pour le reste vous m’aiderez. Mon petit vous m’avez fait cadeau d’un beau voyage, et vous m’avez donné une belle vie heureuse et pleine où tout ce qui m’arrive est heureux parce que vous existez. Merci, mon amour. C’est bien de la chance de pouvoir tant aimer quelqu’un avec tant de sécurité. Merci pour la lettre aussi et pour toutes les choses gentilles que vous me dites, elles m’ont bouleversé le cœur. Pensez quand vous recevrez cette lettre qu’il y a à La Nouvelle-Orléans quelqu’un qui vous aime bien fort : ça vous faisait poétique autrefois. Au revoir, mon doux petit, mon petit allié. Travaillez bien, soyez sage, ne vous tuez pas en avion : si vous étiez gentil vous télégraphierez à New Orleans le 24 ou le 25 afin que je n’aie pas de cauchemar. J’écrirai du bateau. Et samedi prochain, je courrai à la poste. Je vous embrasse de toute mon âme. Je vous aime.
Votre charmant Castor.
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