samedi 20 mai 2017

Les Surdouées de la Fémis


D’Emmanuelle Bercot à Deniz Gamze Ergüven, en passant par Céline Sciamma, Rebecca Zlotowski et bien d’autres, la célèbre école de cinéma a permis l’émergence d’une nouvelle vague de femmes cinéastes au tempérament bien trempé. Pleins feux sur ces amazones du cinéma d’auteur.

Oubliez les cafés de Saint-Germain-des-Prés chers aux nostalgiques de la Nouvelle Vague. Rendez-vous est pris au bistrot des P'tits Gros, sur l'avenue Trudaine, au coeur d'un quartier bobo parmi les plus créatifs de Paris. C'est un peu leur QG à elles. Elles, ce sont les amazones du septième art, les « pétroleuses » de la Fémis (École nationale supérieure des métiers de l'image et du son), lointaines héritières d'Agnès Varda et de Claire Denis, les deux pionnières-références, chacune en leur temps, du cinéma d'auteur. Piquante, volubile, Rebecca Zlotowski parle avec le débit d'une mitraillette et l'assurance d'une Claudia Cardinale dans un western parodique de Christian-Jaque. À 37 ans, cette agrégée de lettres souvent vêtue de rouge et friande de bagues gothiques affiche trois solides longs-métrages à son actif (Belle Épine, Grand Central et Planetarium), et peut se targuer d'avoir donné son premier grand rôle à Léa Seydoux... 
« Elle avait encore très peu tourné, était très accessible, je l'ai très simplement contactée et elle est venue faire des essais. Le casting s'est arrêté dès que je l'ai rencontrée. Elle était du coup attachée au projet très en amont, quasiment un an avant le tournage de "Belle Épine" », se souvient Rebecca Zlotowski, qui a aussi « décroché » Natalie Portman et Lily Rose-Depp pour son dernier film, Planetarium. Cette fille d'immigré polonais naturalisé français et d'une mère née au Maroc dit avoir « longtemps rêvé d'être prof à l'université d'un côté et scénariste de l'autre. » La Fémis a été pour elle un tremplin décisif. « Même si elle ne coûte rien, l'école est très exigeante financièrement : on ne peut pas bosser à côté et il faut avoir un toit à Paris », souligne la cinéaste, qui en est sortie diplômée il y a dix ans. « Comme toutes les grandes écoles de la République, la Fémis a été créée sur un principe de méritocratie, mais le système de reproduction sociale peut finir par prendre le dessus. Il faut être très vigilant », ajoute Rebecca Zlotowski, tout en se définissant elle-même comme un pur produit de la méritocratie. Avec le recul, elle salue les efforts d'ouverture sociale amorcés par Marc Nicolas, l'ex-directeur brutalement disparu en 2016.
En l'espace de trente ans, l'héritière directe de l'Idhec - l'Institut des hautes études cinématographiques, l'école fondatrice où s'est formée la génération des Louis Malle, Claude Sautet et Costa-Gavras - a fait l'objet de critiques régulières visant sa « structure corporatiste » ou son concours d'entrée. Le soupçon de favoritisme ou d'entre-soi a longtemps pesé sur la sélection des 50 heureux élus, sur 1 200 candidats, qui obtiennent chaque année le sésame. Dernier coup d'éclat en date : la philippique du critique du New Yorker, Richard Brody, qui s'est emparé du documentaire de Claire Simon sur la Fémis, Le Concours, pour pourfendre le conformisme et l'académisme du jeune cinéma français en l'imputant à un système de « formatage » excessif. « Plutôt que d'éduquer les élèves à casser les règles, l'école a développé, promotion après promotion, des étudiants reconnaissants et obéissants, glissant le récit de leurs vies dans un package de formes préexistantes, écrasant leur inspiration selon les normes de l'industrie », lance ce nostalgique déclaré de la Nouvelle Vague.

« DES OEUVRES D'UNE GRANDE DIVERSITÉ »


image: https://www.lesechos.fr/medias/2017/05/19/2088153_les-surdouees-de-la-femis-web-tete-0212107061022.jpg
©Frédéric STUCIN pour Les Echos Week-end

« C'est de la foutaise. L'école ne formate pas : les origines et les univers des élèves sont très diversifiés », réplique Emmanuelle Bercot, 49 ans, la réalisatrice de La Fille de Brest (sur le scandale du Mediator) et une des pionnières de la nouvelle vague des filles de la Fémis. « Pour preuve, les films des élèves qui sortent de l'école sont d'une grande diversité : je ne vois pas de point commun entre "Planetarium" et "Grave" [de Julia Ducournau]. On ne peut pas regrouper les films Fémis sous un seul drapeau. Je trouve que c'est une école extraordinaire », ajoute la cinéaste, tout en reconnaissant avoir eu la chance d'être « bien entourée »« J'ai eu des relations solides avec plusieurs producteurs que j'ai rencontrés après ma scolarité (Haut et Court, Carole Scotta et Caroline Benjo, Wild Bunch...). » Pour elle, si la Fémis fait émerger en ce moment nombre de femmes cinéastes - Julia Ducournau, Céline Sciamma (Bande de filles), Deniz Gamze Ergüven (Mustang)... -, c'est que « la nouvelle génération fonctionne plus en bande que la nôtre : elles sont assez soudées ». Même enthousiasme chez Leonor Serraille, sélectionnée à Cannes dans la catégorie Un Certain Regard avec Jeune femme, tourné d'après son scénario de fin d'études présenté à la Fémis en 2013. « Pour moi, l'école a répondu au-delà de mes attentes. J'ai eu le temps d'y écrire trois ou quatre longs-métrages. C'est un formidable tremplin pour s'exprimer », confie-t-elle en contestant l'idée d'un « entre-soi »« Les élèves viennent d'horizons très variés et de milieux sociaux très divers. » Seule réserve à ses yeux : la filière réalisation souffre d'un déficit d'identité par rapport au département scénario. « Ce rapport scénariste-réalisateur n'est pas toujours très clair », explique la jeune cinéaste, qui a enrôlé l'actrice Laetitia Dosch (La Bataille de Solférino) pour son premier long métrage.

LE COMBAT DE LA PARITÉ

Le procès en « formatage » est aussi vivement rejeté par Rebecca Zlotowski. « Entre les films de Julia Ducournau, Emmanuelle Bercot, Céline Sciamma, Léa Fehner ["Les Ogres"] ou Marie Amachoukeli[coréalisatrice de "Party Girl", qui a remporté la Caméra d'or il y a deux ans], ou les séries que fait Audrey Fouché, il y a une grande diversité. Je voyage énormément avec mes films et j'ai le son de cloche opposé. » Comme Céline Sciamma, elle veut continuer à écrire des scénarios pour d'autres réalisateurs : Philippe Grandrieux, Teddy Lussi-Modeste et Jean-Claude Brisseau. « C'est très important pour moi : comme disait Claude Sautet, j'adore faire du ressemelage de scénarios. » 
« S'il y a bien un reproche qu'on ne peut pas faire au cinéma français, c'est celui du formatage. Entre Bruno Dumont, Christophe Honoré, Catherine Corsini ou Arnaud Desplechin, tous ces cinéastes ont des oeuvres extrêmement singulières », renchérit Nathalie Coste-Cerdan, qui a pris la direction générale de l'école en juillet 2016. Depuis son arrivée, l'ex-directrice du cinéma de Canal+, débarquée après l'arrivée de Vincent Bolloré, n'a eu de cesse de vouloir casser l'image élitiste de l'institution en rappelant qu'elle compte 35% de boursiers, un des taux les plus élevés parmi les grandes écoles. Quant à la montée en puissance des femmes dans les rangs de la Fémis, favorisée par une règle informelle de parité, elle y voit le reflet d'une tendance générale. Mais la parité est loin d'être maintenue à la sortie. Selon des données récemment publiées, seuls 21% seulement des films français agréés par le Centre national du cinéma (CNC) en 2015 ont été réalisés par des femmes (contre 17% en 2006). Sans parler du décalage en termes de salaire - celui-ci est indexé sur le devis des films - qui reste de 42% inférieur en moyenne à celui des hommes réalisateurs. « C'est fascinant qu'on ait encore ce combat à mener. Je suis contente que Jessica Chastain refuse de faire un film si elle n'est pas rémunérée à la hauteur de sa co-star masculine », lance Rebecca Zlotowski.
« Les femmes sont très nombreuses dans le vivier des premiers films, mais le marché leur donne moins l'opportunité d'accéder ensuite à des budgets plus élevés », explique Nathalie Coste-Cerdan. « Mais, ajoute la directrice générale de la Fémis, proportionnellement, en France, elles ont plus de chances d'aller au bout de leurs désirs. En Australie, il n'y a que 5% de femmes réalisatrices, et elles sont à peine entre 10% et 15% aux États-Unis. »Alors que le secteur de la production est traditionnellement dominé par les hommes - à l'exception d'une Bénédicte Couvreur, qui a produit Céline Sciamma -, les femmes ont réalisé une percée remarquée dans la filière scénario. « Une fois sortis de l'école, les élèves avancent en bande, comme les loups. Ils ont tendance à faire des films ensemble. On voit très bien qu'un réalisateur va aller choisir son chef-op parmi les anciens élèves. Cela donne une expérience de la pratique collective du cinéma. »
Comme des louves ? Issue de la voie royale du département scénario, Alice Winocour, 41 ans, a pleinement profité de cet effet de « bande ». Pas de problème de financement majeur pour la réalisatrice d'Augustine et de Maryland, qui a coécrit le scénario de Mustang avec Deniz Gamze Ergüven (César du meilleur premier film en 2016), une autre surdouée de la Fémis qui vient de tourner son second long métrage à Los Angeles. Émilie Tisné, une des deux productrices d'Alice Winocour, avec Isabelle Madelaine, est aussi une ancienne de l'école. « La Fémis m'a permis d'être dans une sorte de bulle, de me construire. C'est un luxe de pouvoir se concentrer sur la création, en dehors de toute contingence du marché. On est dans une sorte de cocon, on se sent très protégé pendant les quatre ans de la scolarité. On vit en vase clos. » En revanche, elle récuse elle aussi toute idée d'un « formatage Fémis ». « On a encore cette image d'un cinéma français intimiste, mais chacun se détermine par rapport à ses goûts. Il n'y a pas une cinématographie défendue par l'école et à laquelle on devrait adhérer. »

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