Irène Frachon, l’éternelle révoltée de l’affaire du Mediator
En 2010, Irène Frachon, pneumologue à Brest, a fait éclater le scandale du Mediator.
11/12/15 - 14 H 18
AVEC CET ARTICLE
Une lanceuse d’alerte qui continue de se battre pour les victimes et verra bientôt son histoire racontée au cinéma.
Ce sera donc l’histoire de « La fille de Brest ». C’est ainsi que devrait s’appeler, en 2016, le film de la réalisatrice Emmanuelle Bercot consacré au scandale du Mediator. Et largement centré sur la principale protagoniste de l’affaire, le docteur Irène Frachon. « La fille de Brest ». C’est bien elle en effet. Cette grande femme blonde de 52 ans à la langue bien pendue, originaire de Charente mais aux convictions solides comme un roc de sa terre d’adoption, la Bretagne.
Cette pneumologue qui, voici cinq ans, menait une vie tranquille et anonyme entre ses patients du CHU, son mari et ses quatre enfants. Et qui, « la trouille au ventre » mais avec un courage en béton armé, a fait éclater en 2010 un des plus gros scandales sanitaires français. Autour d’un médicament antidiabétique et « coupe-faim » qui pourrait, selon la justice, être responsable à terme de plus de 2 000 décès.
> Lire aussi : Le long combat d’Irène Frachon contre le Mediator
LA TOUCHE « MEDIATOR »
Ce mercredi matin, rendez-vous a été pris dans une brasserie parisienne. Et « la fille de Brest », en déplacement dans la capitale, arrive avec un air un peu fatigué. « Franchement, ras-le-bol ! », lâche-t-elle en s’asseyant, un peu ronchonne contre son emploi du temps à rallonge et ses journées toujours trop courtes. « Heureusement, mes patients sont géniaux. Quand j’ai du retard, ils me disent : ce n’est pas grave docteur, on est à fond derrière vous. » Cela la fait sourire.
Puis elle met à l’aise, commande un chocolat chaud et il suffit d’appuyer sur la touche « Mediator » pour que la machine Frachon se mette en route. D’un seul coup, on retrouve la même Irène qu’il y a cinq ans, au début de l’affaire. Passionnée, volubile, incisive, énervée et pas avare de quelques épithètes fleuries sur tel ou tel protagoniste de ce scandale hors norme.
« IMPOSSIBLE DE LAISSER TOMBER LES VICTIMES »
Il y a cinq ans, à la sortie de son livre, Irène Frachon assurait qu’une fois l’affaire du Mediator dénoncée, elle n’aurait aucun mal à retourner à sa vie d’avant (La Croix du 22 décembre 2010). Et puis la voilà, en 2015, toujours présente dans le débat public, devant micros et caméras.
Insatiable dans son combat contre le laboratoire Servier et son rôle de poil à gratter d’une médecine dont elle dénonce la trop grande proximité avec l’industrie pharmaceutique. Alors forcément, on s’interroge.
N’en fait-elle pas un peu trop ? Va-t-elle continuer à jouer les lanceuses d’alerte toute sa vie ? Et arrivera-t-elle un jour à tourner la page du Mediator ? « J’étais sincère il y a cinq ans. Et puis, j’ai constaté qu’il était impossible de laisser tomber les victimes. De ne pas les aider dans ce parcours du combattant qu’elles doivent affronter pour être indemnisées »,confie Irène Frachon.
> Lire aussi : Bataille d’experts autour de l’indemnisation du Mediator
MORT DE JACQUES SERVIER
La mort de Jacques Servier, le fondateur du laboratoire, en avril 2014, n’a rien changé à sa pugnacité. « Je ne suis pas engagée dans une croisade personnelle. Je me bats pour les victimes, rien d’autre », répète-t-elle. Alors, Irène Frachon continue à répondre à ces dizaines de patients ou de proches qui, depuis la France entière, lui envoient des lettres en forme d’appel au secours.
En fait, elle n’arrive pas à dire non, jamais. Alors elle donne son mail, son numéro de portable et une grande partie de son temps libre. « C’est un boulot énorme car je reçois beaucoup de dossiers d’expertise sur lesquels je donne mon avis pour que la victime puisse espérer une indemnisation convenable. »
UN PROJET DE FILM QU’ELLE A BIEN ACCUEILLI
Drôle de destin quand même pour « la fille de Brest » qui va donc bientôt devenir une héroïne de cinéma… De quoi faire tourner bien des têtes mais pas celle d’Irène Frachon. C’est elle qui le dit, tranquillement. « Je ne suis pas une héroïne. Et je ne me suis pas levée un matin en me disant que j’allais changer le monde. J’ai juste agi comme un médecin, confrontée à un truc tellement énorme qu’il était impossible de se taire. Cette histoire, ce n’est pas la mienne. Et ce n’est pas un truc de paillettes, de cinoche ou de show-biz. C’est juste la triste histoire d’une cochonnerie de médicament qui a provoqué le décès de plusieurs milliers de personnes. Et qui continue de bousiller la vie de plusieurs centaines d’autres patients qui, pour certaines, n’ont tellement plus de souffle qu’elles sont incapables de prendre les escaliers pour monter un étage. »
SIDSE BABETT KNUDSEN
Irène Frachon le dit avec franchise : elle est heureuse de ce film, actuellement en plein tournage à Brest. Et elle a vécu « un super-moment » en recevant chez elle à déjeuner Sidse Babett Knudsen, l’actrice danoise de la série Borgen, qui va jouer son rôle à l’écran.
« Avec ce film, je ne vais pas me faire que des amis », dit-elle, consciente que certains de ses détracteurs vont encore gloser sur sa prétendue quête de lumière et de célébrité. « Ce film, je le vois comme un moyen de raconter ce qu’a été cette affaire du Mediator. Le reste, je m’en contrefiche. Je n’ai pas fait tout cela par épanouissement narcissique. J’ai bien d’autres choses à faire que de me regarder dans le miroir des médias. Chez moi, je n’ai toujours pas la télé et je m’en porte très bien », assure-t-elle.
UNE APPROCHE « UTILITARISTE » DES MÉDIAS
Son goût des médias ? « Je sais que je suis cataloguée comme une ”bonne cliente’’ par les journalistes, facile à joindre et qui ‘‘passe bien à la télé’’. Mais je ne suis dupe de rien. J’ai appris à connaître le fonctionnement des médias, dont j’ai une approche assez utilitariste », confie-t-elle, en citant un exemple concret. « Récemment, Thierry Ardisson m’appelle pour m’inviter dans son émission. J’accepte car je n’ai pas oublié que, voici cinq ans, il m’avait déjà fait venir en compagnie de Muriel, une femme de 38 ans très ‘‘abîmée’’ par le Mediator. Et donc, je lui reparle de Muriel en lui disant que, cinq ans plus tard, elle n’est toujours pas indemnisée. Ardisson me dit alors que ce n’est pas possible un truc pareil et qu’il veut bien faire revenir Muriel sur le plateau avec moi. C’est ce qu’on a fait. Et quatre jours après, elle a reçu de Servier l’offre d’indemnisation qu’elle attendait depuis des mois… »
UNE PLUS GRANDE TRANSPARENCE
Sans surprise, son succès médiatique lui vaut quelques jalousies dans le monde médical. Mais c’est surtout en dénonçant avec force les conflits d’intérêts de certains mandarins de la cardiologie qu’elle s’y est attiré de solides inimitiés. Un de ses anciens patrons hospitaliers l’a même récemment accusée d’inoculer le « poison » du « tous pourris » en traitant de « collabos » les médecins ayant des liens avec l’industrie.
« Je n’ai jamais dit cela, ni fait preuve de populisme dans mes prises de position. Pour moi, il est impossible de ne pas parler de ces liens d’intérêts qui sont au cœur de l’affaire du Mediator. Depuis cinq ans, des mesures importantes ont été prises pour favoriser une plus grande transparence. Mais je suis consternée par le déni total de certains médecins au sujet de ce problème majeur. »
DES DÉBUTS AUPRÈS DE MÉDECINS SANS FRONTIÈRES EN BIRMANIE
Une chose est sûre en tout cas : ce n’est pas pour passer à la télé, ni pour gravir un jour les marches du Festival de Cannes qu’Irène Frachon est devenue médecin. « J’ai reçu de mes parents une éducation protestante très profonde et je crois que ma vocation médicale est née à l’école biblique, confie-t-elle. Et du récit qu’on nous faisait d’Albert Schweitzer et de cette extraordinaire empathie qu’il avait pour ses patients. »
C’est donc d’abord pour aller soigner à l’autre bout du monde qu’Irène Frachon est devenue docteur. Après son internat, elle est partie six mois avec Médecins sans frontières (MSF) en Birmanie. Ensuite, la vie l’a orientée vers d’autres horizons. À Brest, auprès de son mari, hydrographe et de ses quatre enfants : deux garçons (21 et 18 ans) et deux filles (24 et 16 ans).
ÉDUCATION CHRÉTIENNE
Dans son CHU, Irène Frachon ne soigne bien sûr pas de la même manière qu’Albert Schweitzer en Afrique. « La médecine actuelle demande de la technique et une haute compétence scientifique. Mais l’empathie reste au cœur de la relation avec le patient. Une empathie maîtrisée bien sûr, pas de la sensiblerie. Juste de l’attention à l’autre », confie la pneumologue, en reconnaissant volontiers que sa solide foi protestante a toujours été une compagne précieuse dans ses combats.
« L’éducation chrétienne apprend à se décentrer de soi et à mettre le souci de l’autre au centre de ses préoccupations. Je garde en tête cette devise essentielle (‘‘Soli deo gloria’’, ‘‘À Dieu seul la gloire’’) avec laquelle Jean-Sébastien Bach signait ses manuscrits », dit-elle.
Il est midi passé et Irène Frachon a fini son chocolat. « Cela fera office de déjeuner », dit-elle, avant de se lever. Elle promet qu’une fois rentrée à Brest, elle enverra par mail tel article sur les liens d’intérêts ou tel autre sur l’indemnisation des victimes.
Ne rien lâcher, jamais. La même qu’il y a cinq ans, définitivement. « Cette histoire m’a rendue moins naïve sur certains points. Elle n’a pas fondamentalement changé la personne que je suis », dit-elle, avant de confier, dans un sourire : « En fait, la seule chose qui a vraiment changé dans ma vie, c’est que désormais, je suis obligée de mettre des lunettes pour lire les textos de ma fille. »
______________
BIO EXPRESS
1963 : naissance à Boulogne-Billancourt le 26 mars.
1988 : elle obtient son diplôme de médecin avec une spécialisation en pneumologie faite à l’hôpital Antoine-Béclère (Clamart) et Foch (Suresnes).
1996 : elle rejoint son mari Bruno Frachon, hydrographe et ingénieur militaire à Brest où elle intègre le CHU.
2007 : elle est alertée par plusieurs cas de patients du CHU atteints de graves pathologies cardiaques alors qu’ils prenaient du Mediator. Elle se lance dans une enquête sur le médicament qui durera plus de deux ans.
2009 : avec plusieurs collègues, elle alerte l’Agence du médicament sur la dangerosité du Mediator, retiré du marché en novembre.
2010 : elle sort son livre Mediator, 150 mg, combien de morts ? aux éditions Dialogues, qui dévoile son enquête.
PIERRE BIENVAULT
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire