JE HAIS LES DIMANCHES (69)
Kernascléden
Vous ne connaissez pas ? J'en étais sûr. Mis à part les férus de sculpture et d'architecture religieuse des XV° et XVI° siècles, personne n'a jamais entendu parlé de Kernascléden, ce qui est désolant. Cette petite paroisse peuplée d'à peine mille âmes recèle en sa majestueuse église des trésors inouïs, à commencer par ces antiques fresques représentant une des rares danses macabres encore visibles dans la région ainsi qu'une scène des enfers particulièrement évocatrice, genre limite trop dégueu pour reprendre les mots de ma belle-fille. On y trouve également une pierre taurobolique, liée au culte de Mythra et destinée à verser en guise de baptême le sang du taureau sacrifié sur le corps dénudé du nouveau converti. Ce qui, je l'admets, n'est pas fait pour nous ouvrir l'appétit bien qu'on soit dimanche et qu'il est temps de passer à table.
C'est ici que se trouvent mes racines. Pépé est né à Brangolo, sur la route de Lignol, et Mémé au Cozker, non loin du château de Pontcallec, alors propriété de nos bons maîtres les ducs de Lorge. Au bourg, sur la place de l'église, Tonton Joseph et Tante Mimi tenaient commerce d'un café-forge-dépôt de gaz-réparation de machines agricoles-ferronnerie, articles de pêche et de chasse, souvenirs et cartes postales. L'été, je donnais un coup de main au bistrot, inaugurant ainsi une brillante carrière de barman. Je servais aux paysans du coin des verres remplis à ras bord de vin d'Algérie titrant 14° et les touristes achetaient des cartes postales de l'église en me laissant de menus pourboires. Fermé dans les années 80 pour cause de départ en retraite, le café avait connu quelques éphémères aventures avant de clore définitivement ses portes à l'aune du siècle. Restée dans l'état, la forge où mon oncle ferrait les chevaux et frappait le fer rougi à vif s'effondrait peu à peu sous le poids des tôles rouillées du toit. Mais de bonnes âmes ont récemment eu la bonne idée de rénover les lieux pour en faire un restaurant moderne. Tout à changer. La forge est devenue un dance-floor pour les jeunes du pays. On a gardé le gros soufflet pour la décoration mais le cœur n'y est pas. Ma mère ne reconnaît plus rien. « Mais si, Maman, rappelle-toi, le comptoir était là, à la droite de la cheminée ! Et on entrait à la cuisine par ici... ». À moi aussi, ça me fait bizarre. Une partie de mon enfance est gravée ici mais les fantômes ont été priés de dégager les lieux. Il manque les sons de l'enclume et les hennissements des chevaux. Il manque surtout les odeurs, celle du crottin et de la corne brûlée des sabots, celle du vin rouge et de la sueur des hommes revenant des moissons. Il manque une des clés de mon existence.
Un après-midi de juillet alors que j'étais au comptoir, une idée se glissa dans ma tête. Je saisis un stylo et un petit carnet à commandes, je ne sais plus de quelle marque, Santa Rosa ou Père Benoit, peu importe. Tant bien que mal, les mots trouvèrent leur place et les rimes se succédèrent presque machinalement. J'avais quinze ans et je venais d'écrire à Kernascléden mon premier poème. C'est alors qu'ont commencé mes ennuis.
© Hervé Bellec, 26 juillet 2015
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