mardi 1 août 2017

Plus une grâce qu'une malediction

Christian Bobin : Ma solitude est plus une grâce qu’une malédiction
L’aptitude à être seul est-elle l’expression d’une inadaptation au monde ou d’une réalisation de soi ? Pour le professeur de philosophie auteur du Très-Bas, la question ne se pose pas : Il est un solitaire heureux qui ignore l’ennui et connaît la plénitude. 
Marie de Solemne
 
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Christian Bobin

Prof de philo, puis infirmier psychiatrique, Christian Bobin se fait remarquer en 1985 avec la parution de Souveraineté du vide (Gallimard). Mais c’est avec Le Très-Bas(Gallimard, 1992), un essai sur la vie de François d’Assise, que le “phénomène Bobin” éclate. 
De Christian Bobin, on sait surtout qu’il fuit les mondanités et préfère explorer le silence. Il y consacre sa vie et son œuvre. Ses thèmes de prédilection : le vide, la nature, l’enfance, les « petites choses » comme il le dit lui-même. La solitude, il la connaît mieux que personne. Il la quête. Davantage encore depuis la perte brutale de son amie, en plein été 1995. Un deuil qu’il raconte dans La Plus que vive (Gallimard, 1996). Récemment interviewé par Marie de Solemne dans La Grâce de la solitude (dialogues entre Marie de Solemne et Christian Bobin, Jean-Michel Besnier, Jean-Yves Leloup, Théodore Monod, Dervy, coll. « A vive voix », 1998) , le poète s’interroge sur l’origine et les conséquences de ce sentiment qui, avec l’état amoureux, est sans doute le plus partagé au monde. Extraits. 

Marie de Solemne : Parleriez-vous plus volontiers de la solitude comme d’une grâce, ou comme d’une malédiction ?

Christian Bobin : D’abord, j’en parlerais plutôt dans sa matérialité. Avant même d’être un état mental ou affectif, la solitude est une matière. Par exemple, c’est exactement la matière que j’ai sous les yeux en ce moment. Il est 22 heures, c’est l’obscurité. Le ciel n’est pas encore tout à fait noir, il y a du silence – c’est très matériel aussi le silence –, un petit appartement dans lequel je vis depuis une quinzaine d’années, des cigarettes – que je ne peux pas m’empêcher de fumer –, des livres – que je ne peux pas m’empêcher d’ouvrir. Au fond, de manière curieuse, c’est très vite peuplé la solitude. La solitude c’est d’abord ça : un état matériel. C’est que personne ne vienne. Que personne ne vienne là où vous êtes. Et peut-être même pas soi.
Mais pour répondre à votre question, la solitude est plus une grâce qu’une malédiction. Bien que beaucoup la vivent autrement. […] Il y a deux solitudes. […] Une mauvaise solitude. Une solitude noire, pesante. Une solitude d’abandon, où vous vous découvrez abandonné… peut-être depuis toujours. Cette solitude-là n’est pas celle dont je parle dans mes livres. Ce n’est pas celle que j’habite, et ce n’est pas dans celle-là que j’aime aller, même s’il m’est arrivé comme tout un chacun de la connaître. C’est l’autre solitude que j’aime. C’est l’autre solitude que je fréquente, et c’est de cette autre dont je parle presque en amoureux. 

Existe-t-il vraiment deux formes de solitude, ou la solitude change-t-elle de visage en fonction du regard que l’on porte sur elle ?

Je crois que pour vivre – parce qu’on peut passer cette vie sans vivre, et c’est un état sans doute pire que la mort – […] il faut avoir été regardé au moins une fois, avoir été aimé au moins une fois, avoir été porté au moins une fois. Et après, quand cette chose-là a été donnée, vous pouvez être seul. La solitude n’est plus jamais mauvaise. Même si on ne vous porte plus, même si on ne vous aime plus, même si on ne vous regarde plus, ce qui a été donné, vraiment donné, une fois, l’a été pour toujours. A ce moment-là, vous pouvez aller vers la solitude comme une hirondelle peut aller vers le plein ciel.[…] 
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Solitude et isolement sont deux termes non seulement confondus dans l’esprit de beaucoup, mais pour lesquels même les dictionnaires n’offrent pratiquement aucune différence de sens. Quelle nuance vous inspirent ces deux mots ?

[…] Dans la solitude dont on parle ici, en ce moment, il n’y a plus d’isolement. Je crois ne pas être un barbare, mais j’ai une sauvagerie : je peux, et j’aime, rester des heures et des jours entiers en ne voyant personne. Or, je ressens la plupart de ces heures et de ces jours-là comme des heures et des jours de plénitude où je m’éprouve comme relié à, exactement, tout ! 

L’amour et la solitude ne sont pas si éloignés…

Si peu éloignés que l’un des plus beaux titres de poésie est celui d’Eluard : L’Amour la solitude. Ils ne sont même pas séparés par une virgule… C’est très juste car l’amour la solitude sont comme les deux yeux d’un même visage. Ce n’est pas séparé, et ce n’est pas séparable.
Mais moi je vous dis cela aujourd’hui, à 45 ans… Il m’a fallu beaucoup d’années, beaucoup de temps, pour que j’arrive à entendre un peu de ces choses-là. […] Curieusement, ce sont quelques personnes, quelques rencontres, qui m’ont donné la solitude. C’est un don, qui m’a été fait. […] 

Pour vous, la solitude est-elle synonyme de paix ?


Oui… Oui, mais elle n’est pas toujours facile. Elle a ses langueurs. Elle a ses terrains vagues. Pour en parler très concrètement, et même de manière un peu drolatique – où c’est moi qui tiens le rôle du personnage comique –, un exemple : je n’ai pas la télévision, et je ne veux pas en avoir, j’ai même l’impression que c’est un luxe. Vivre dans la solitude est un luxe, vivre dans le silence est un luxe. Je ne souhaite donc pas avoir d’images ici, pour avoir la paix, mais c’est tout sauf une ignorance du monde car je lis beaucoup de journaux, j’écoute beaucoup les radios. […] 

N’est-ce pas pour combler le temps ?

Il y a peut-être un peu de ça. C’est pour me rejoindre. C’est pour aller vers le moment où ce que vous appeliez une grâce va arriver. J’attends ça tous les jours. Et tous les jours ça arrive. Mais parfois ça arrive au bord, à l’extrême fin de la journée. Quand je peux penser que c’est perdu. Quand je peux penser que c’est une journée pâteuse, lourde, qui n’est pas née. Une journée où moi je ne suis pas né, où je n’étais pas là, du tout. Mais la plupart du temps – car il restera quand même des journées comme ça, comme des cailloux – il y a quelque chose qui est de l’ordre du miracle qui arrive. Il suffit de l’attendre. Il suffit de laisser passer la soudaine pesanteur du temps, et de soi-même dans le temps, cette pesanteur qu’on est à soi-même tout d’un coup. […] 
Et cet état peut justement m’être donné par tout ce qui est. Tout ce qui est là, tout, même ce que je peux connaître dans ce petit appartement. Mais seulement à certaines heures, à certains moments. Il faut juste que je prenne patience, que je traverse des zones mortes. Et pendant ces traversées je lis des articles de trois ou quatre pages très détaillés sur, par exemple, l’économie, l’étape du Tour cycliste, etc. 

La solitude n’est-elle pas aussi un refuge ? Un refuge où persisterait encore une certaine forme de peur…

Je ne sais pas si la solitude est un refuge… Mais je suis frappé d’une parole qui peut souvent s’entendre sur la solitude comme qualifiée éthiquement d’égoïsme ou de protection, de refuge ! Il est vrai que je passe un temps considérable de ma vie dans une forme de protection, de préservation. Préservation de soi… ou peut-être de plus que soi… Et je serais effectivement malhonnête si je parlais de solitude en faisant l’impasse sur ce besoin animal de se retirer, d’éviter la rencontre. De préserver quelque chose. Oui, il y a une assez grande partie de ma vie comme cela… D’ailleurs si elle n’était pas contrebalancée par autre chose, on irait tout doucement vers une ligne de fuite autiste. Il y a une partie qui est – même en apparence de façon passive, silencieuse, non agissante – tournée vers la coupure. Ce qui ne m’empêche pas de vous avoir dit que, dans la solitude, je ne m’éprouve pas du tout comme séparé ; ce qui est vrai. Les deux choses sont vraies, et parfois simultanément vraies. Simplement, je suis relié autrement. Je suis relié autrement que par les liens consacrés, les liens de plein jour, les liens officiels. Je suis relié d’une façon qui serait difficile à exprimer. Une façon d’où viennent sans doute les livres, l’écriture. Oui… là, il y a sans doute un état paradoxal de la solitude telle que je peux l’éprouver. Cela dit, avec le temps, je ressens de moins en moins – et peut-être plus du tout – de culpabilité de ce versant de protection. […] 

Dans les sociétés antiques, la solitude était indissociablement liée à la sagesse, alors qu’aujourd’hui le solitaire est regardé comme un marginal. Pourquoi une telle différence ? 

[…] Il se trouve que l’état de solitude est lié à cette chose effrayante de l’ennui. Bien sûr, moi j’ai du mal à entendre cela parce que, personnellement, là où je souffre le plus, c’est quand, par exemple, on me demande d’aller à Paris… !
Pourquoi la solitude est-elle vue dans cette misère-là ? Pourquoi suscite-t-elle une pensée de misère et un réflexe de fuite… ? Cela m’est d’autant plus difficile d’en parler que je la vis autrement, même si elle ne m’est pas toujours facile à vivre
De plus, le grand mystère pour moi dans la vie… c’est les couples ! Apparemment, c’est une chose que la majorité des gens vivent… ça ne doit donc pas être si compliqué… Mais pour moi, je me dis : « Oh ! là là… comment peut-on faire pour vivre à deux ! ? » Il s’agit peut-être d’un point de vue de célibataire, mais parfois je me suis demandé si la grande solitude – au sens d’une solitude souffrante, subie, passive – ne se trouve pas là, dans les couples, au milieu du couple. […] Je me demande si la solitude n’est pas parfois en plein milieu du monde. C’est pire. […]

Pensez-vous que, dans notre solitude, Dieu soit assis près de nous ? Qu’il y ait une présence, invisible mais se manifestant par différents petits épisodes, qui fait que cette solitude-là d’un seul coup peut prendre un sens ?

Je pense qu’on n’est jamais abandonné. Jamais, jamais, jamais… Jamais. Cependant, ce n’est pas quelque chose que je perçois. Ce que je perçois n’est que de l’humain. Tout le temps. Même si « ça » passe par de l’humain, c’est quand même de l’humain. Comme une parole qui me vient et qui est terrestre ; comme une occasion qui m’est donnée ou une surprise qui m’arrive et qui est aussi totalement incarnée, dont quelqu’un de réel est le porteur. Je n’ai pas ce sens-là, le sens de l’invisible dans le « presque-touché » de l’invisible. Cela dit – et c’est une croyance qui est chez moi indéracinable –, je crois que l’on n’est jamais, jamais, jamais abandonné. Jamais. 

André Comte-Sponville : “J’aime Bobin comme j’aime Eluard”

Je tiens Christian Bobin pour le plus grand écrivain de sa génération, qui est aussi la mienne. Le plus doué, le plus original, le plus libre – à l’écart des modes, à l’écart de tout –, mais aussi le plus émouvant, le plus juste (au double sens de la justesse et de la justice : comme on chante juste, comme on juge juste), l’un des rares qui nous aident à vivre, qui nous éclairent, qui nous élèvent, et parmi ceux-là sans doute le plus purement poète – c’est pourquoi il réussit moins dans les romans –, mais aussi le plus fraternel, le plus simple, le plus léger, au bon sens du terme (« sans rien qui pèse ou qui pose », dirait Verlaine), enfin le seul, je crois bien, qui m’importe absolument. 
Je ne dis pas cela parce que je suis son ami. C’est l’inverse qui s’est passé : je suis devenu son ami, lentement, progressivement, et ce n’est pas fini, parce que je le tenais, en France, pour le plus grand écrivain de notre génération, et qu’il m’importait de le connaître aussi de l’autre côté, je veux dire là où les livres ne vont pas, et d’où ils viennent. Je l’ai découvert par hasard. Une amie libraire m’avait offert un de ses livres, il y a une dizaine d’années, quand il était inconnu, et je sus alors, le lisant (c’était Le Huitième Jour de la semaine), ce que c’est qu’un chef-d’œuvre : un livre qui suffit à justifier qu’on ait vécu jusque-là, pour l’attendre, pour le découvrir, et cela valait la peine, oui, ou plutôt cela valait le plaisir, le bouleversant plaisir d’admirer – enfin ! – un contemporain. 
Il ne ressemble pas à ses livres. Il est plus gai qu’eux, plus physique, plus charnel. Il aime manger et boire, fumer et rire… On aimerait parfois que ses livres lui ressemblent davantage. Il m’arrive de les trouver trop beaux, trop lumineux, trop purs. Un peu d’angélisme le menace parfois. Mais quelle vérité, le plus souvent, quelle profondeur, quelle force ! Il écrit au plus près du silence, au plus près de la solitude, au plus près de la mort, et c’est ce qui le fait tellement vivant, tellement bouleversant de grâce et de fragilité. 
Il m’a fait un cadeau, un jour, sans le vouloir, et dans cet entretien même que reprend Psychologies : il a prêté à Eluard le titre d’un de mes livres – L’Amour la solitude –, et cela, quand je le lui signalai, nous fit rire tous les deux. Il est vrai que j’avais moi-même emprunté la moitié de mon titre à un recueil d’Eluard – L’Amour la poésie –, et que sa confusion, qui me flatte, n’en est ainsi une qu’à demi… Cela m’éclaire en retour : j’aime Bobin comme j’aime Eluard, pour cette clarté fraternelle, comme un sourire qui ne ment pas.


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