Ma chérie,
Cette année, vendredi 5 février, tu as fêté ton douzième anniversaire et, en janvier, je t’ai envoyé une carte avec mes félicitations et mes vœux. L’as-tu reçue ? À nouveau, je te dis : très bon anniversaire. Il ne m’est pas facile de croire que notre Zeni, qui n’était qu’un bébé la dernière fois que je l’ai vue, est devenue une grande fille en classe de cinquième, dans un pensionnat, où elle apprend des choses que je n’ai jamais étudiées à l’école, comme le français, la physique et les maths. Je me souviens très bien de la nuit où tu es née en 1959. Le 4 février de cette année-là, je suis rentré à la maison très tard et j’ai trouvé Maman inquiète. Je me suis précipité chez Tante Phyllis Mzaidume et nous avons accompagné Maman au Baragwanath Hospital. C’était une coïncidence incroyable. Tante Phyllis était née elle-même un 5 février et sur le chemin de l’hôpital, elle espérait que tu naîtrais le même jour et c’est exactement ce qui s’est passé. Quand elle a appris la nouvelle de ton arrivée, elle était aussi heureuse que si elle t’avait créée. Ta naissance a été pour nous un vrai soulagement. Trois mois plus tôt seulement, Maman avait passé quinze jours en prison, ce qui était dangereux pour une personne dans son état. Nous ne savions pas si toi et Maman vous aviez souffert et nous avons été heureux d’être bénis avec une adorable petite fille en bonne santé. Te rends-tu compte que tu as failli naître en prison ? Peu de gens ont connu cette expérience d’avoir été emprisonnés avant leur naissance. Tu n’avais que vingt-cinq mois quand je suis parti de la maison et, bien que je t’aie vue fréquemment par la suite jusqu’à janvier 1962 quand j’ai quitté le pays pour une courte période, nous n’avons jamais vécu à nouveau ensemble.
Tu ne te souviens sans doute pas d’un incident qui m’a bouleversé à l’époque et auquel je n’aime pas repenser. Vers la fin de 1961, on t’a conduite chez un ami et je t’attendais quand tu es arrivée. Je ne portais ni veste ni chapeau. Je t’ai prise dans mes bras et pendant dix minutes je t’ai serrée contre moi, je t’ai embrassée et nous avons parlé. Puis brusquement tu as semblé te souvenir de quelque chose. Tu m’as repoussé et tu as commencé à chercher dans la pièce. Dans un coin, tu as trouvé le reste de mes vêtements. Après les avoir ramassés, tu me les as donnés et tu m’as demandé de revenir à la maison. Tu m’as tenu la main pendant quelques instants, en me tirant désespérément et en me suppliant de revenir. Cela a été un moment difficile pour nous deux. Tu avais le sentiment que je vous avais abandonnées, toi et Maman, et ta demande était raisonnable. C’était tout à fait semblable au petit mot que tu as ajouté à la lettre de Maman le 3 décembre 1965, dans laquelle tu disais : « Est-ce que tu viendras à la maison l’année prochaine ? Maman ira te chercher avec sa voiture. »
En 1961, à cause de ton âge, il m’était difficile de t’expliquer ma conduite et l’expression d’inquiétude que je voyais sur ton visage me hantait encore des mois plus tard. Heureusement, cependant, tu t’es vite calmée et nous nous sommes séparés sans problème. Mais pendant des jours je suis resté perdu dans mes pensées en me demandant comment je pourrais te montrer que je ne vous avais pas trahies, toi et la famille. Quand je suis revenu en Afrique du Sud en juillet 1962, je vous ai vues deux fois, toi et Zindzi, et cela a été la dernière fois où nous nous sommes rencontrés. En 1964, on t’a amenée à la Cour suprême de Pretoria et j’ai été très déçu quand on ne t’a pas autorisée à me voir . Depuis, j’en meurs d’envie. Tu pourras me rendre visite en 1975 quand tu auras plus de seize ans. Mais je suis de plus en plus impatient et les cinq prochaines années me semblent plus longues que l’éternité. Tu m’as envoyé une très jolie lettre le mois dernier ! Merci beaucoup ! J’ai commencé l’année avec un coup d’éclat. Ta lettre est la première et la seule que j’aie reçue de la famille cette année et je ne cesse de la lire et de la relire. Je la garderai comme un souvenir.
Cela me plaît beaucoup de connaître tes sujets de cette année et j’espère que tu vas travailler dur dès le début de l’année. Le français est une langue importante. Sur le continent africain, il y a plus de gens qui parlent français qu’anglais. Le latin, le zoulou, la physique, les maths et la géographie sont très utiles et tu devras y prêter une grande attention. J’ai aussi été très heureux d’apprendre que tu fais des marches dans la montagne au milieu des beaux paysages que tu décris. J’ai vu la note que tu as écrite au dos de ta lettre demandant au postier de l’envoyer tout de suite et d’être « comme Elvis, go man, go ». La musique d’Elvis est pleine d’entrain et populaire et je suis heureux d’apprendre que tu l’aimes aussi. J’espère que tu aimes aussi Miriam Makheba, Mohapeloa, Caluza , Tyamazashe , Paul Robeson , Beethoven, Tchaïkovski. Ce qui est même encore plus important, je crois qu’un jour tu seras capable de composer, de chanter et d’interpréter ta propre musique, ou préfères-tu être une étoile de ballet en plus d’être scientifique, médecin ou avocate ? Quels sports pratiques-tu ? Basket, natation ou athlétisme, en particulier les épreuves sur piste (c’est-à-dire la course à pied) qui te maintiendront en bonne santé, forte et qui te donneront le plaisir d’aider tes collègues à remporter des victoires. Tente ta chance, ma chérie.
Que cette lettre te donne la même joie et le même bonheur que la tienne m’a apportés.
Mon amour à Zindzi, Maki, Kgatho et abazala Andile, Vuyani, Kwayiyo et Maphelo et, bien sûr, à toi et à Maman. Tout mon amour et plein de baisers.
Affectueusement, Tata
Mlle Zeni Mandela, 8115 Orlando West, Johannesburg
1 commentaire:
Magnifique, très émouvant. Qui ne rêve pas d'un tel père ? Même s'il fut absent, longtemps, physiquement, sa présence réelle vaut toutes celles sans amour...
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