mercredi 17 septembre 2014

Un tout petit rien

"Rien – mais qu’est-ce que « rien » ? Pourquoi tant de journées données à vivre ? Est-ce qu’une rose passe un seul jour où il n’y aurait « rien » ? Sans doute pas. Le chuchotement d’une brise, les fêtes galantes d’un oiseau, une mélancolie soudaine du ciel est pour elle un évènement. Il nous reste à traverser la vie avec la sensibilité d’une rose, de façon à ne jamais pouvoir dire, le soir venu : « rien ».
Ce matin, une belle Égyptienne était tombée au fond de l’évier. Les parois se révélaient trop lisses pour qu’elle puisse jamais en sortir. Elle errait dans un pays de zinc, lentement empoisonnée par la nostalgie comme le poète Du Bellay, au XVIe siècle, le fût goutte à goutte dans les marbres italiens, loin de son Anjou natal. Elle a sursauté en me voyant. Combien pèse le cerveau d’une araignée ? Si petit soit-il, il peut contenir l’infini d’une terreur. De trembler pour sa vie avait fait d’elle ma semblable. J’étais l’ange idiot du destin. Je pouvais la noyer, l’écraser. Me penchant sur les abîmes humides, je lui ai parlé – d’abord trop fort : le souffle des voyelles et des consonnes la fit se replier, guetter le pire. Et puis je crois qu’elle a compris. Il y a entre la sainteté et l’effroi un lien très sûr. C’est parce qu’ils ont tutoyé les abîmes que les saints parlent si bien du ciel.
Les œuvres complètes des mystiques peuvent tenir dans la chambre mentale d’une toute petite araignée. Elle s’est détendue imperceptiblement. Je ne l’ai pas prise dans ma main, de peur de froisser sa robe de ténèbres. J’ai cherché une feuille de papier blanc – il y en a partout, brûlant d’un feu patient dans cette maison où l’écriture a envahi chaque centimètre carré – et je l’ai glissée dans l’évier. L’araignée a sauté sur le papier. Une gaieté lui remontait dans les jambes. J’ai secoué la feuille dans un coin de la maison. En souplesse, la brodeuse a atterri et s’est enfuie loin de mon regard.
La vie a continué jusqu’à ce que la nuit vienne tout reprendre du jour dans sa main de croupier aux manches cousues. En épargnant la petite Du Bellay, j’avais crocheté la serrure du temps. Une porte s’était entrebâillée dans le ciel. Je prie cependant le Dieu inconnu de ne plus croiser mon chemin avec celui de la dentellière noire : le nouveau récit serait peut-être sombre. Je ne suis pas un saint. Je le suis sans aucun doute bien moins que cette créature que son angoisse avait ce matin amnistiée, lavée à pleines eaux de toutes ses malices passées. J’avais sauvé Thérèse de Lisieux d’une noyade annoncée. Je ne reverrai sans doute jamais ma belle visiteuse.
J’ai été témoin de son angoisse et de la joie qui la suivit. Je ne suis pas sûr de son identité. C’était peut-être Hildegarde de Bingen, ou la grande d’Avila : l’infortunée était trop petite pour que je puisse lire son nom sur l’étiquette cousue dans le col de sa blouse noire.| Christian Bobin , mais quel génie

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